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Dans l’espace militant amazigh contemporain, notamment dans les situations conflictuelles, le langage de l’émotion se veut un marqueur identitaire dominant. Le registre émotionnel, le pathos, les passions, les affects, dominent les pratiques rhétoriques, le discours politique et la sphère publique. Ce qui l’apparente, quelque part à un militantisme plus ou moins artisanal. En tant que techniques d'argumentation destinées à produire la persuasion, à provoquer l’enthousiasme de l’opinion, raffermir le lien social et durcir, par la même occasion, les affrontements entre les Rifains et le makhzen, ce registre émotionnel se révèle insuffisant voire inefficace.
J’ai le souvenir, à Paris dans un des rassemblements protestataires, alors que je prenais la parole, un camarade, mécontent, m’a reproché qu’il n’y avait pas assez de colère dans mon intonation. Selon lui, pour mieux, mobiliser et accrocher le public, il faut expliciter cette colère, exploser de rage et s’agiter dans tous les sens.
Pour accréditer une thèse portant sur une injustice envers la population rifaine, ou le RIF (un schémas à extrapoler à l’ensemble des peuples amazighs), l‘approche qui est assez intuitive est une approche à dominante émotionnelle. Le discours argumentatif, et l’analyse du système politique, y sont basés sur le tout-émotionnel, le victimisme et se font en l’absence de la raison pratique.
Sans distinction de leurs positionnements politiques -tant de droite que de gauche- et philosophiques, les acteurs associatifs et politiques mobilisent constamment ce registre. Ce registre est présent à tous les niveaux du débat et de la prise de décision.
Une approche qui ne donne aucun pouvoir
Quand on traverse des phases de crise, au lieu de faire une autocritique et d’assumer sa responsabilité, les amazighs ont tendance à se plaindre, à se lamenter, à décrire et détailler leurs malheurs, à mettre en perspectives leurs vécus, leurs souffrances, tout en adoptant souvent une attitude victimiste, passive pour chercher la compassion et l’attention des autres. Ils ne cessent de ressasser leur haine, culpabiliser les autres pour les maux qu’ils leur auraient causés. Au fond, cette approche ne donne aucun pouvoir et ne constitue pas un processus politique et des mesures concrètes et contraignantes.
Chez les amazighs, ce type d’argumentation tient une place importante dans leur fonctionnement, leur forme d’organisation sociale, dans leurs usages et dans leurs actes politiques. Je tiens à signaler, que ce caractère n’est pas exclusivement propres aux sociétés amazighs. De même, cela ne doit pas occulter une réalité plus complexe. Cette approche n’est pas l’unique modèle existant, je le reconnais, n’empêche, l’état de fait dégage cette tendance plus que toute autre, ainsi il en est du recours au registre du caractère colérique enflammé et légendaire des amazighs, de l’indignation, de la fierté, de l’enthousiasme, des violences verbales, de dénigrement d’autrui, et de ne cesser d’espérer, etc...
Une forme d’aveuglement
Je pense, pour ma part, que nous n’avons aucune conscience des soubassements de cette colère et les valeurs qui rentrent en jeu. Cette approche constitue, à n’en pas douter, une forme d’aveuglement. On peut me rétorquer qu’à l’avènement du mouvement rifain, à titre d’exemple, ce type de rhétorique a joué un rôle déterminant dans la mobilisation d’une bonne partie de la population. Certes ce fut le cas, mais force est de reconnaître aussi que cette approche a atteint ses limites. Privilégier le tout-émotionnel est en quelque sorte une faiblesse et un manque de contrôle de soi (dérive démagogique, la manipulation des peuples).
Je ne suis pas pour camoufler son émotion et toutes les énergies quelles qu’elles soient, c’est normal et sain -, je pense simplement que cela est en totale en adéquation avec la situation à laquelle nous sommes confrontés, celle-ci réclame du calme pour penser un processus politique rationnel et une offre politique.
En outre, on peut observer d’autres usages qui vont dans ce sens :
· L’absence de l’usage de la raison pratique, du raisonnement formel centré sur la vérité objective et l’esprit critique.
· Au lieu de mettre l’accent sur la participation citoyenne (une catégorie qui n’existe nulle part), on met l’accent sur la solidarité, la fraternité communautaire (de coeur), on serait tous frères/sœurs (aytma s-uyetma). A signaler que pour la plupart du temps, il s’agit d’une fausse fraternité. Elle n’est que d’apparence, un effet de langage qui n’a aucune correspondance sur le terrain.
· Un langage métaphysique/ tout le monde veut atteindre l’unité (mettre la main dans la main), la liberté etc... sans dire comment les rendre concrets, comme si c’était quelque chose à la portée.
· L’autorité et les croyances religieuses irrationnelles. Les berbères sont marqués par le tropisme religieux. Au lieu d’invoquer la responsabilité, la réédition des comptes, de mettre en évidence les mécanismes légal-rationnels, de l’ici-bas, pour faire valoir leurs droits et libertés, ils ne cessent de marteler en substance : « Je m'en remets à Dieu / Je place ma confiance en Allah (tawakkaltu 'alal-lâh) pour punir les politiciens véreux, les dictateurs et les corrompus… ». Ce registre ne fait que renforcer et conforter la dictature. Il est mobilisé au même titre, aussi bien par ceux qui se déclarent athés/Athés militants, que par les tenants de la religion populaire, quiétiste et dépolitisée.
· Les catégories que nous mobilisons sont des catégories et des concepts historiques immobiles. Notre référentiel est resté figé dans les normes collectives, et les pratiques propre à l’ordre traditionnel rifain. Cette organisation sociale, et ses normes, est certes porteuse de valeurs mais prise isolément, telle quelle, force est de reconnaître qu’elle a du mal à cheminer et à s’adapter au contexte.
· Absence d’une prise de conscience des potentialités que leur garantit, notamment les mécanismes pour la démocratie, l’état de droit et les droits fondamentaux, qu’ils peuvent mettre à profit, en Europe par exemple.
Notre fonctionnement mérite une sérieuse réactualisation en liaison avec la dynamique de notre environnement social et géopolitique actuel.
Par Rachid Oufkir
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